Uchronie : le monde en 2050
19 Jan 2017
Bruxelles, le 24 septembre 2054. Lounge de l’Amigo Hotel, Grand Place ; délicieusement assis dans leurs fauteuils à mémoire de forme, je fais face à Jack Hoover. Il est d’avant « la Coryphée », comme moi, et il veut une interview “regards croisés” sur les transformations organisationnelles des utilities en Europe et notamment sur une ancienne d’entre elle, SUZANNA, qui est devenue ce que l’on sait.
A bientôt 82 ans, soit déjà près de 6 ans après ma retraite, je suis en pleine forme et pense pouvoir le satisfaire en captant probablement l’attention d’une bonne partie de la Coryphée pendant plus de 3 minutes (« la barrière d’information » Selon Jack !). « Parlez-moi de la fin du second âge industriel et des modèles business et d’organisation des utilities en Europe, notamment ceux de SUZANNA ». Jack est comme ça, droit au but, et je me lance dans un monologue direct, volontairement compliqué à suivre avec des phrases verbeuses, comme les aiment les écoutants de la Coryphée, mais pas trop longtemps. Jadis on cherchait à être percutant, mais plus maintenant.
« Il faut remonter au début du millénaire, plus précisément à l’arrivée d’une crise majeure dans ses effets à long terme. A cette époque la Coryphée n’existait pas, et son trisaïeul web 2.0 n’était même pas pleinement fonctionnel. La notion de nomadisme était élémentaire mais en essor certain, supporté par une miniaturisation offrant pour la première fois un panel de capacités supplémentaires à l’être humain bouleversant réellement sa conception du monde. J’ai bien dit miniaturisation, car la nano-isation était balbutiante et ne commençait sa percée que de façon discrète. C’était l’époque des dialogues mono ou bi-sensoriels à distance – où il fallait rester statique devant un petit objet pour communiquer visuellement et oralement, ainsi que des premiers accès dynamiques à l’information, mais via un terminal mécanique. Les premières années de ce nouveau millénaire ont été un âge d’or pour les utilities européens, à l’inverse de leurs consœurs américaines qui devaient gérer la mauvaise partie d’un cycle gazier boom & bust. La libéralisation des marchés de l’énergie voulue par l’union européenne, couplée à une bulle de croissance, permettait au secteur de se consolider rapidement avec des perspectives d’avenir radieux. Mais comme toute période florissante porte en elle-même le venin de la facilité, elle est annonciatrice des désastres à venir et fait relâcher la main ferme des barreurs à leurs postes. Instaurée par la génération précédente, le capitalisme financier sans limite appliqué au secteur de l’énergie sacrifiait toute vision industrielle de pérennité sur l’autel de la profitabilité à court terme. Et c’est cette absence forcée de pérennité, couplée à l’arrivée d’une crise majeure, qui conduit à cristalliser profondément les volontés de réorganisation auxquelles aspiraient déjà les nouvelles générations. Alors, concentrées sur les difficultés à survivre dans un environnement business devenu infernal, aucune utilities, même SUZANNA au début, n’a vu venir l’implosion organisationnelle qui s’est produite ultérieurement en quelques années… mais j’y reviendrai plus tard ».
« Europe, année 2008. La contagion financière des produits toxiques subprimes est mondialement avérée, induisant notamment l’effondrement des demandes énergétiques européennes. Coté utilities, la vague d’investissements des années précédentes en Europe va continuer par effet de latence, mais se brisera bientôt en quelques années. Les petites PME, elles, prennent le train du solaire résidentiel au bon moment et deviennent insidieusement un facteur supplémentaire des difficultés du système. De fait, les investissements en actifs thermiques, décidés par certaines utilities qui n’avaient pas anticipé la crise des subprimes et ses effets, ont eu pour conséquence la naissance d’actifs qui n’ont rapidement plus jamais réussi à atteindre leur seuil de rentabilité. Ainsi, l’âge des investissements facilement rentables où nul ne pouvait évaluer la juste pertinence des choix stratégiques était terminée : les utilities eurent alors à se battre pour leurs survies pour la première fois dans l’histoire. L’odeur du sang amena dans le jeu des carnassiers légendaires : les grandes entreprises de gestion des flux d’information ; ce sont elles qui poussèrent les utilities toutes d’origine oligopolistique à jouer dans une toute autre cour. Les investisseurs financiers prirent alors rapidement conscience du niveau de risque et de l’effondrement des revenus des utilities, et sanctionnèrent brutalement mais justement : leurs valeurs boursières entre 2005 et 2017 furent détruites à hauteur de plus de quatre-vingt-douze pourcents ».
Je soupire. Un serveur m’apporte le café auquel j’avais songé il y a quelques instants. Cela m’étonnera toujours. « C’est l’explosion de tous ces facteurs de risque – changement de paradigme, compétitions nouvelles – qui a empêché l’anticipation du besoin de faire exploser la structure organisationnelle classique vers un nouveau système, plus agile et adaptatif. Alors même que les jeunes collaborateurs issus de la génération Y puis des suivantes souhaitaient ce changement, les managements de la plupart des utilities restaient arrimés au classique modèle pyramidal. Seule SUZANNA eut l’intuition qui la décida à aller vers le changement que souhaitait la relève, car elle comprit qu’y résidait un levier business. Ces nouvelles générations faisaient fi de la propriété et de la hiérarchie, et souhaitaient un travail collaboratif, décentralisé – physiquement et conceptuellement, avec une vision stratégique durable et positive pour la collectivité ».
Jack m’interrompt, allumant une cigarette qui avait été réintégré dans la liste des produits non toxique grâce à la généralisation des nano-nettoyeurs pulmonaires. « Si je me souviens bien à l’époque, le matraquage médiatique que nous subîmes sur l’efficacité énergétique, le besoin de lutte contre le réchauffement climatique et sur l’intérêt des autoproductions nous ont amené à un changement radical de point de vue sur l’énergie : nous étions enfin tous prêts à faire des efforts pour rendre nos cadres et types de vie « propres et durables », mais en contrepartie nous n’étions plus près à payer l’énergie à un cout prohibitif ». J’acquiesce.
« Nous avons mis du temps à nous rendre compte que la posture professionnelle des nouvelles générations reposait sur une ontologie collaborative basée sur la circulation des flux d’information. J’ai déjà mentionné que SUZANNA fut le premier à initier le changement : en fait, toute cette histoire est partie d’un simple « blocage » de droit d’accès à un logiciel permettant de construire manuellement (souvenez-vous !) des présentations qu’on appelait à l’époque des …slides. Ce logiciel, permettaient de créer à plat une cartographie des concepts à manipuler puis de construire dynamiquement un « chemin » permettant de suivre visuellement le raisonnement que l’on souhaitait présenter – sous la forme par exemple d’une animation sonorisée. Ce logiciel et toutes ses déclinaisons (notamment FaceWorld++ lancé en 2017) fusionnèrent dans la seconde moitié de la seconde décennie en une unique cartographie collaborative mondiale, où chacun déposait ses concepts, proposait des chemins et des passerelles entre groupes d’idées. C’était la première représentation sensorielle globale de l’intelligence collective humaine. A l’aube de cette époque, les utilities en restaient à travailler avec des fichiers statiques dans des arborescences obsolètes ou sur des plateformes soi-disant collaboratives, mais dont l’ergonomie et la plasticité décourageaient même les plus volontaires. Puis … SUZANNA décida de tout miser sur un brillant chef de projet indien, Surï Ramanujan (l’histoire dira que Srinivasa était un de ses aïeuls) pour lancer le déploiement d’un monde virtuel privé dédié à l’entreprise où chaque collaborateur dépose son paysage de travail à la vue de tous. Ce réseau SUZANNA devint dynamique et auto-adaptatif : un simple document de travail était un lieu d’échanges où chaque « accrédité » par le système en fonction du domaine d’étude pouvait laisser sa contribution et proposer des modifications, dans une recherche d’une même amélioration du fonctionnement de l’entreprise. Le monde crée par Ramanujan était auto-adaptatif, car des trackers sémantiques permettaient de mettre à disposition de chaque utilisateur de l’information en connexion avec sa propre sphère d’activités professionnelles et surtout de mettre en relation les employés appelés à être connectés. De fait, chaque collaborateur avait sa propre vision sensorielle de la plateforme SUZANNA : comme en mécanique quantique, l’observation ne permettait pas de connaitre l’état global de l’entreprise, mais le système en lui-même assurait son propre bon fonctionnement. Une portion de la plateforme SUZANNA était bien sûr ouvert vers l’extérieur, permettant son interaction avec le monde ».
Je regarde Jack droit dans les yeux. « Ensuite, la migration organisationnelle de SUZANNA vers un système RH en réseau avec hiérarchie diluée a été une conséquence de la mise en place de cette plateforme de travail. C’est à cette époque que les descriptions de poste ont commencé à disparaitre au profit d’un internalisation de personnes chez SUZANNA simplement par leurs centres d’intérêts et leurs volontés collaboratives : la relation employeur / employé était revisitée. Des personnes rejoignait le groupe sans fonction propre, mais par intégration naturelle au réseau et simple acceptation des employés. Ils pouvaient travailler sur de multiples projets impliquant de nombreuses unités fonctionnelles, ce qui aurait été impossible… avant.
Bien sûr, les fondamentaux de rémunération ainsi que les séparations restaient une réalité dans l’organisation, mais leurs principes étaient revisités. Qu’on se souvienne que c’est à cette époque que le niveau de rémunération a commencé à se négocier par système d’enchères électroniques en un tour : le postulant indiquait secrètement le niveau de salaire qu’il était prêt à accepter pour intégrer SUZANNA, et la société celui qu’elle était prête à offrir pour le faire venir à tout prix. La découverte simultanée des deux offres par les deux parties ainsi qu’une proposition de rencontre par algorithme en fonction des intersections fonctionnelles firme/salarié permettait de conclure la transaction directement sur la plateforme si elle était possible. Evidemment, quelques nœuds clés décisionnaires – disons plutôt superviseurs du système – perduraient pour assurer le pilotage de l’entreprise, mais la vision stratégique et l’autorégulation du système était la plupart du temps assurée par le réseau lui-même. Chaque employé partageait à plusieurs des micro-lieux de travail distribués partout dans le monde (qui devinrent même par la suite partagés par toutes les entreprises), et gérait seul son temps: la notion de travail versus congés n’avait plus de sens. On pouvait partir plusieurs semaines se relaxer sur une plage du Mexique tout en continuant à participer activement et en temps réel à l’avancement de ses projets ! L’évaluation de la trajectoire SUZANNA était entièrement collaborative et chaque employé connut alors la plénitude de se savoir un élément utile et positif pour l’entreprise ; c’est cette reconnaissance de son travail qui avait été l’élément le plus demandé par toutes les générations antérieures de travailleurs ».
Je jette un œil dehors, il fait presque nuit. « Presque trente années d’évolution avaient permis d’achever la décentralisation des marchés de l’énergie, la réduction massive de notre dépendance aux ressources carbonées, ainsi que la prise de conscience de l’importance de la biosphère dans le bien-être de l’humanité. Le principe de décentralisation collaborative initié par SUZANNA, s’est alors disséminé dans l’ensemble des autres secteurs économiques. Car après les utilities, ce furent les grands groupes de distribution et alimentaires qui durent mourir ou s’adapter au caractère profondément local des principes de consommations et de pérennité tels que demandé par les peuples. Mais ceci est une autre histoire. »
C’est Jack qui conclut l’entretien, par un balayage rapide des dernières années. « L’unification finale des réseaux IoT et énergétiques en une entité semi-intelligente coïncida avec l’arrivée des premiers ordinateurs quantiques opérationnels. En 2041, ceux-ci permirent l’éveil d’une nouvelle forme de conscience informatique. Un système décuplé de processeurs quantiques permit au réseau de fournir aux populations de nouvelles fonctionnalités jusque-là inconnues. La capacité à s’interconnecter physiquement, grâce à des nano-capteurs greffés sur le vermien (une partie spécifique de notre cerveau), permit à l’humanité de se ressentir simultanément. Elle a alors décidé en 2051 de migrer vers une démocratie corticale totalement interconnectée : la Coryphée. La suite est connue de tous ».
Un grand merci à Robert Charles Wilson pour sa vision de la Coryphée dans « Vortex » (Edition Denoël Lunes d’encre)
Alain Fuser, CEO Nehoov